Le Maroc et l’Inde se sont lancés dans des modèles similaires de développement agricole. Ces modèles sont basés sur un usage intensif de l’eau et sur le transfert de cette eau des cultures vivrières à faible valeur ajoutée vers les cultures d'exportation à forte valeur ajoutée et sur l'extension des frontières d'irrigation. Ces transferts d'eau sont fortement encouragés par les deux gouvernements par le biais de subventions et d'autres types de soutien et s'inscrivent dans un modèle de croissance verte qui est ancré dans la conviction que la durabilité, qui se manifeste le plus visiblement à travers l'utilisation de technologies de gestion de l'eau efficaces et modernes telles que l’irrigation au goutte à goutte, peut être combinée à l'intensification agricole.
Or, les expériences menées jusqu'à présent remettent en question ce postulat. En effet, des études montrent une concurrence croissante pour les ressources en eau et l'expansion rapide de l'utilisation des eaux souterraines, ce qui entraîne une baisse importante du niveau des nappes phréatiques. Cela met en danger les moyens de subsistance de millions de ruraux. En outre, la production de cultures à haute valeur ajoutée repose sur une main-d'œuvre peu chère et flexible, dont une grande partie est fournie par des femmes, généralement pauvres, ce qui restructure les relations de travail et de propriété selon les hiérarchies existantes entre les sexes. En résumé, les voies actuelles de l'intensification agricole en Inde et au Maroc semblent à la fois non durables et inéquitables.
Compte tenu de ces changements, le projet vise à mettre en lumière les impacts sociaux et écologiques des modèles de croissance agricole basés sur l'eau. Il examine comment les processus contemporains d'intensification agricole dans les deux pays modifient les relations (sexuées) de la production agricole, notamment par rapport à l’accès à la terre et au travail, en se concentrant à la fois sur les relations entre les différentes personnes et sur celles entre les personnes et l'eau. Pour ce faire, il s'agit tout d'abord d'examiner en profondeur les différentes configurations possibles de l'agriculture et de l'utilisation de l'eau et leurs dispositions respectives en matière de genre dans deux régions confrontées à des dynamiques agricoles intensives en eau (la vallée du Draa au sud-est du Maroc, et l’Etat de Maharashtra).
Les résultats obtenus seront mobilisés, dans un second temps, pour produire une palette d'histoires de changement. En documentant la manière dont les différents acteurs ruraux renégocient de manière créative les règles du jeu pour leur propre usage, réinventant ainsi les identités et les pratiques agricoles, nous espérons diversifier et pluraliser les imaginations de futures voies pour les modèles de développement agricole, en accordant une attention particulière à celles qui sont durables et justes. En outre, en développant du matériel didactique et en offrant une formation sur le terrain aux étudiants de Master marocains, nous souhaitons familiariser les étudiants avec ces riches hétérogénéités et complexités de terrain.
Enfin, notre projet vise à établir un réseau Sud-Sud de transformations rurales durables en mettant particulièrement l'accent sur le genre. Notre finalité étant d'améliorer les connaissances critiques en vue d'identifier et de mobiliser collectivement le soutien pour des alternatives aux modèles de développement agricole, actuellement dominants, basés sur un usage intensif de l’eau.
. État d'avancement du projet et réalisation des objectifs :
Objectif 1 : Renforcement des connaissances sur les impacts genrés des modèles de développement agricole basés sur l'eau dans les pays participant au projet et ailleurs.
1. Visites de terrain et terrain à distance
Après le relâchement des mesures restrictives liées à la propagation de la pandémie en 2021, nous avons pu réaliser deux missions de terrain. Nous avons ainsi effectué une mission de terrain en Avril 2021. Lors de ce séjour, nous avons abordé deux thématiques principales :
La dynamique créée par la production de la pastèque dans les extensions des oasis de la vallée du Drâa. Nous avons ainsi exploré les thèmes suivants : i- les différentes catégories des agriculteurs pratiquant l’agriculture dans les extensions dont les étrangers « berranis » venant de différentes régions du Maroc, ii- l’intérêt des jeunes pour la culture des pastèques, iii- les impacts économiques et environnementaux de la pastèque (dont une baisse du niveau de la nappe phréatique), iv- la mobilisation des populations locales, à l’initiative des jeunes, pour faire face à ces impacts et empêcher les étranger de s’installer chez eux.
Rôle des femmes au sein de l’exploitation familiale : à travers cet axe nous avons exploré comment se fait la répartition des rôles et des tâches au sein de l’exploitation ainsi que le processus de prise de décision. Nos résultats préliminaires ont montré comment la place de la femme au sein de l’exploitation familiale est centrale du moment qu’elle est responsable de plusieurs tâches et activités aussi bien domestiques (préparation de repas, ménage…) qu’agricoles (coupe de la luzerne, tri des dattes…).
Dans la continuité de la mission de terrain menée en avril, nous avons lancé un travail de terrain à distance :
· Un suivi des différents acteurs ruraux contactés lors du premier terrain avec des entretiens semi-directifs. Nous avons entamé une deuxième série d’entretiens téléphoniques auprès de différents acteurs ruraux. Ceci nous a permis de comprendre comment appréhendent-ils leur avenir sous COVID et quels effets la sécheresse a sur leur quotidien et sur l’agriculture ? Ces entretiens ont montré que la sécheresse a eu un impact plus important sur les habitants de la vallée que la pandémie. En effet, la sécheresse a fait que le palmier, élément central de l'économie de l'oasis, n'a pas produit cette année. Des cultures comme la luzerne et les céréales ont été abandonnées par manque d'eau chez certains agriculteurs.
· Une enquête genre et eau auprès d’une vingtaine de femmes dans les oasis de la vallée de Drâa. Cette enquête nous a permis de mieux comprendre les différentes configurations possibles d'exploitation agricole, d'utilisation de l'eau et les arrangements de genre qui en découlent, ainsi que leurs impacts écologiques et sociaux.
En Juin 2021, nous avons effectué une autre mission de terrain. Lors de ce séjour, nous avons creusé davantage les changements qui ont touché les rapports de genre et les rôles sociaux au cours des dernières années. Nous avons mené au total 9 entretiens, 7 avec des femmes et 2 avec des hommes dans différentes oasis de la vallée. Ceci nous a permis d’explorer les différentes activités et aspirations des femmes et des hommes et comment elles sont affectées par les différents changements agraires, sociaux et hydriques qui affectent la vallée depuis plusieurs années. En effet, alors que les jeunes hommes s’engagent ou aspirent à s’engager dans des projets agricoles ou en lien avec l’agriculture (installation du goutte à goutte, pompage solaire...), les jeunes femmes s’engagent dans des activités de transformation des produits agricoles (les dattes par exemple) et d’artisanat.
2. Organisation et encadrement d’un stage collectif dans la vallée de Drâa
Au cours de la semaine du 14 au 20 novembre 2021, nous avons organisé un stage collectif au profit des étudiants du Master Institutions et Organisations Sociales de la faculté FLSH (Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ain Chock, Casablanca) dans la vallée de Drâa. Les étudiants se sont organisés en cinq groupes et ont mené un travail empirique autour des thématiques suivantes : 1) la gestion de l'eau d’irrigation, 2) le fonctionnement de l'exploitation familiale, 3) mobilité et migration, 4) jeunes ruraux, travail et aspirations et 5) compétition politique et campagne électorale. Pendant la dernière journée du stage, les étudiants ont restitué, sous forme de jeux de rôles, leurs résultats de recherche.
3. Mise en visibilité du projet à travers les médias sociaux
Une page facebook dédiée au projet a été créée : https://www.facebook.com/DUPC2. Elle permet de partager nos réflexions et de sensibiliser le public autour des différentes thématiques du projet et de communiquer instantanément autour de nos différentes activités et publications. Elle sert également de plateforme pour interagir avec les événements organisés par d’autres organismes en rapport avec notre projet.
Objectif 2 : Changement du discours politique autour des voies de développement agricole basé sur des « stories of change »
La discussion et l’analyse des données empiriques collectées a fait l’objet de plusieurs publications scientifiques et de vulgarisation ainsi qu’à des communications scientifiques lors de plusieurs colloques et ateliers. Nos thématiques de recherche ont ainsi intéressé différents médias qui ont pris contact avec nous pour documenter la situation des zones oasiennes particulièrement par rapport aux problématiques de l’usage de l’eau, de la sécheresse et de l’impact de Covid sur les communautés rurales. Ces articles reçoivent des échos positifs et permettent à l’opinion publique de prendre connaissance des problématiques oasiennes.
Nos thématiques ont également intéressé la communauté scientifique et des militants pour la justice sociale et écologique avec lesquels nous avons partagé nos résultats dans une communication lors d’un colloque intitulé "Justice écologique, justice sociale et mouvements verts" organisé par la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Cadi Ayyad. Marrakech.
En outre, nous sommes en train de développer des stories of change : trois dessins (en phase de finalisation) et 2 capsules vidéo (phase de montage) qui mettent en lumière différentes thématiques en rapport avec le genre et le développement agricole basé sur l’usage intensif de l’eau.
Objectif 3 : Capacité de connaissance renforcée sur le genre et les modes alternatifs des modèles de développement agricole dans les pays du projet et ailleurs
Au cours de cette année, il y a eu une collaboration avec une nouvelle équipe algérienne. Grâce à cette nouvelle collaboration, un travail de terrain a été lancé en Algérie. Ainsi, dans le cadre du projet, ils ont réalisé un terrain exploratoire de trois semaines, entre mars et avril, afin de se familiariser avec les relations " genrées " en matière d'accès à l'eau et de pratiques agricoles.
L’équipe marocaine tenait des réunions régulières avec les autres équipes du projets (indienne, algérienne et hollandaise). Au cours de ces réunions, les différents membres échangent leurs résultats de terrain et mènent ensemble une réflexion autour du genre et des modèles alternatifs de développement agricole d’où une dissémination des savoirs à l’échelle internationale.
Partage des résultats et connaissances à travers deux podcasts où sont impliqués des chercheurs de différents pays et des étudiants travaillant sur la problématique de l’eau. Il s’agit notamment de :
1- Podcast et article de blog sur "Stories of impacts of Covid-19 on smallholder farmers and emerging new perspectives" https://thewaterchannel.tv/thewaterblog/the-women-the-land-and-the virus/?fbclid=IwAR3mGVNpkQPXlu2I6_OfaS1ohCbyiMCrub4kL2VuRmXExwSK5U3YLZd_08c
2- Le podcast T2GS autour de la thématique : « Implications of Covid-19 for small-scale agriculture in Algeria, India and Morocco »
Dans un effort de vulgarisation, les chercheures ont animé quatre sessions sur le thème de l'adaptation des oasis au réchauffement climatique au profit des élèves du collège Anatole France .
Organisation d’une séance en ligne en direct du terrain avec des agriculteurs et des étudiants en sociologie de l'Université Hassan II, Casablanca. Les étudiants ont eu l'occasion d'échanger et d'interviewer 2 jeunes agriculteurs s'adonnant à la culture des pastèques. Au total, les étudiants ont posé 80 questions. La classe a été animée par Zakaria Kadiri lors d'une des visites de terrain.
Animation d’une formation sur le genre au profit de l’équipe du projet (https://massire.net/) autour de la thématique genre et dynamiques agraires.